Insurrection makhnoviste
Hélène Châtelain, territoire libéré
A l’été 2001, avant une période de travaux, la Parole errante invitait à une réflexion sur les possibles du lieu, à travers l’exposition Les Voyages de Don quichotte. Dans cet inventaire d’«hypothèses» (le lieu comme colonne libertaire, le lieu comme bibliothèque, le lieu comme université du pauvre, le lieu comme traversée des langages…), Hélène châtelain avait choisi celle du «territoire libéré», racontant l’insurrection makhnoviste à travers sa géographie et la carte qu’en avait dressée l’un de ses acteurs, Piotr Archinov.
Cet entretien a été réalisé par Benoît Artaud pendant l’été 2001, pour l’exposition Les Voyages de Don Quichotte. A côté, dans la même petite alcôve consacrée au déchiffrement de l’hypothèse du « territoire libéré », on pouvait également lire, affiché sur les murs, le texte d’Hélène Chatelain intitulé La Carte d’Archinov.
La carte d’Archinov
Cette carte est une carte-mémoire.
Elle dessine la « zone d’influence » du mouvement makhnoviste, l’insurrection paysanne qui de 1917 à 1921 écrivit en mots et en action la possibilité d’une alternative révolutionnaire à la dictature du prolétariat au pouvoir à Moscou.
Ella a été tracée à Berlin, après la victoire définitive des bolcheviques, par Piotr Marine dit Archinov, ouvrier serrurier d’Ekaterinebourg, anarchiste-communiste qui fut de 1919 à 1921 le scribe du mouvement insurrectionnel paysan d’Ukraine et l’auteur du premier (et pendant des décennies – du seul) ouvrage de référence de l’épopée makhnoviste.
Elle a été publiée la première fois en français à Paris en 1924 par les éditions anarchistes, au moment où celui qui fût l’âme du mouvement, le paysan Nestor Makhno, en exil depuis 1921 – y arrivait.
Cette carte est un manifeste.
Paume tournée vers le ciel, elle trace (ligne de vie, ligne de tête, ligne de cœur) le moment qui est resté le plus emblématique de ce qui fut une épopée, unique dans l’histoire des révolutions sociales du siècle : la bataille de la Peregonovska.
Premier temps : Juin 1919. L’Armée rouge évacue l’Ukraine, laissant face à face les armées blanches du général Dénikine et les troupes makhnovistes.
Deux sillons d’est en ouest : devant l’avancée massive
de troupes parfaitement entraînées, bottées, armées, les troupes de l’armée
paysanne reculent, s’éloignant de plus en plus de Goulaï Polié, bourgade natale
de Nestor Makhno devenue le centre insurrectionnel.
Derrière elles, des villages entiers, femmes, bétail, enfants – suivent, fuyant
l’avancée ennemie. Trois mois de combats incessants dans la poussière de l’été
1919 (juin, septembre) – un été torride.
Deuxième temps : le piège – les troupes paysannes sont encerclées. C’est la fin programmée de l’insurrection paysanne.
Troisième temps : dans la nuit du 24 au 25 septembre, les makhnovistes, Makhno en tête font volte-face, foncent et culbutent un ennemi infiniment supérieur en nombre… Contre toute probabilité, toute prévision, toute raison, toute évidence. D’ouest en est, à bride abattue, les armées makhnovistes tracent le troisième sillon, la troisième ligne, libérant en quelques jours, l’espace dessiné de la carte…
« Il allait comme un balai gigantesque par les villes, les hameaux et les villages, enlevant tout vestige d’exploitation et de servitude. Les gros fermiers, les propriétaires fonciers, les gendarmes, les curés, les maires, les officiers embusqués, tout était balayé. Les prisons, les postes de police, les commissariats, tous les symboles de la servitude populaire étaient détruits. Aussitôt entrés dans quelque village, les makhnovistes déclaraient qu’ils ne représentaient aucune autorité ni aucun parti, qu’ils ne pouvaient les aider que par la mise en place d’un conseil, ainsi que par leurs forces intellectuelles ou militaires, mais qu’ils ne pouvaient en aucun cas prescrire quoique ce soit… »
D’est en ouest, le territoire d’Ukraine est objectivement en
cet automne 1910 un territoire libéré.
C’est le signal de la débâcle finale de l’armée blanche du général Dénikine en
Russie – qui en même sauve le pouvoir de Moscou.
Cette carte est un drap mortuaire.
La libération de ce territoire va en fait laisser le champ
libre à une autre guerre.
Une guerre civile de mots : de l’intérieur de l’espace qu’ouvrait le mot
révolution, des mots qui se prononçaient pareil, mais qui recouvraient des sens
différents, allaient se retourner, mettre en joue et tuer. Cette guerre-là,
aucune carte ne peut la figurer.
Cette carte est un estampage.
Sous la carte, il y a – en couches géologiques superposées, s’interpénétrant les uns les autres et restés longtemps invisibles – d’autres territoires et d’autres langages.
Trois photos souvenirs.
La première apparaît directement si l’on soulève l’estampage
avec précaution : Etat-major de Nestor Makhno à Goulaï Polié qui pendant
deux ans, perdu, attaqué, libéré – fut une véritable commune. Une commune autonome,
avec ses congrès paysans, ses prises de parole, ses spectacles, ses écoles, ses
communes agraires, ses marchés…
La commune de Goulaï Polié, territoire libéré ?
« Ne tuez pas en nous le bonheur et la joie d’inventer. Sachez que c’est dans la conscience, dans sa puissance, qu’est notre force. » (Déclaration du représentant de Goulaï Polié, s’adressant aux représentants bolcheviques au premier congrès paysan de Kharkov en 1918).
Deuxième photo : groupe de maquisards – 1918. La Russie
signe le traité de Brest-Litovsk et évacue l’Ukraine. Les troupes allemandes et
austro-hongroises occupent : il faut libérer l’Ukraine.
Le maquis : territoire libéré ?
Troisième photo : le tout premier groupe anarchiste-communiste de Goulaï Polié. Photo prise un premier mai, en pleine répression d’après l’écrasement de la révolution de 1905. Tous sont clandestins. Le plus jeune Nestor Makhno a 16 ans.
« A l’origine, un petit groupe de théâtre amateur formé à l’intérieur de l’usine. Notre aîné, nous l’appelions « Zarathoustra », nous ramenait des armes, des brochures et des livres. Nous nous réunissions le soir, le plus souvent dans une grange. Et c’étaient des soirs pleins de lumière et de joie. Nous lisions tout : Kropotkine, les grands auteurs, l’histoire, la géographie, l’économie. Mais ce que je préférais, c’était l’histoire de la culture, celle des étoiles et celle de l’apparition de l’homme sur la terre » (Nestor Makhno).
Le ciel à travers la porte d’une grange : territoire libéré ?
« Tout cela n’était possible que grâce à un immense travail accompli les six premiers mois, travail de réflexion mené avec chacun, de ferme à ferme, sur les relations entre les différents soviets (et ce que veut dire le mot soviet – « conseil »), les comités, les villages, les usines, les écoles vis-à-vis des pouvoirs centraux. Chaque pas avait valeur d’exemple dans la redéfinition de ce qui avait commencé, la redéfinition du mot « pouvoir » – et des différents sens qu’il pouvait avoir.
Il y a avait eu un siècle de préparation fiévreuse pour imaginer comment des délégués – ce qu’on appelait « les masses » ou encore auparavant le « peuple travailleur » – pouvaient imaginer « prendre effectivement le pouvoir ». Mais dans ce moment historique d’une extrême importance, où tout se disait et se décidait pour la toute première fois, il n’y avait aucune préparation ou presque pour imaginer d’autre sens possibles, encore inconnus et jusqu’alors impensables à ce mot. » (Nestor Makhno)